RENCONTRE AVEC SALIFOU LINDOU

  • À travers ton exposition personnelle Dans le bruit de la ville, tu renoues avec la pratique de tes débuts dans laquelle tu composais des œuvres à partir d’objets récupérés comme par exemple la tôle. Pourquoi cette envie de retravailler ?

     

    Oui il y a environ 30 ans, j’ai abordé le travail sur la tôle parce que la ville se modernisait et il y avait une sorte de transformation due à la manière de faire de la publicité dans la ville. C’était l’avènement des grands panneaux dans les carrefours. Ce qui m’a surtout interpellé, c’était l’anarchie, cette façon de mettre les panneaux n’importe comment et qui a vraiment été brutale pour les habitants et moi en particulier. Le désordre - c’est-à-dire de mettre des panneaux et d’encombrer pas seulement la vue mais aussi la situation.

     

    La publicité était une bonne chose, ça apportait de la couleur dans la ville mais il y avait quand même une certaine ambiguïté qui m’interpellait, celle du désordre urbain qui s’installait. 

     

    C’est pour cela que déjà dans mon travail de peinture apparaissait une envie de m’exprimer sur l’urbanité et donc en travaillant beaucoup avec les matériaux, en faisant beaucoup de collages, j’ai été séduit par la tôle. J’étais interpellé comme tout le monde car la tôle est un matériau très présent dans les villes africaines ; c’est le moyen le plus facile, qui ne coûte pas très cher pour faire les toitures des maisons, surtout dans les quartiers populaires. Et ça a donc été pour moi un matériau accessible car à tout moment, on change les tôles qui ont vieilli. 

     

    Dans ma démarche artistique, il y avait quelque chose qui me fascinait dans la sculpture ancienne africaine : c’est le côté vieilli. C’était fait exprès par les artistes ou les artisans de l’époque mais, ça se voyait aussi que l’usure du temps jouait. Les artisans étaient motivés par l’envie de rendre la sculpture forte, puissante et à la hauteur de ce à quoi elle était destinée. L’esthétique participait à la construction de cette force qu’ils voulaient et du coup ils usaient de ruses, en vieillissant l’objet. 

    C’est l’aspect qui m’interpelle souvent sur les œuvres d’art ancien, et le côté vieilli du métal me parlait beaucoup. Le côté vécu du métal est fascinant car il a côtoyé les gens, a subi des manipulations par les populations, des transformations par l’érosion, le soleil, même le feu de cuisine. Cela rendait la tôle assez intéressante pour moi dans ma pratique artistique et surtout dans ma plastique.

     

    Penses-tu que dans ta dernière série tu as exploré la tôle d’une manière différente ?

     

    Oui, j’ai exploré la tôle d’une manière différente. J’ai beaucoup travaillé la tôle à l’époque mais, ce qui me motivait beaucoup plus, c’était d’agir pour opérer dans la fabrication du vieillissement dont je parlais tout à l’heure. Mais comme la tôle se présentait déjà vieillie, je l’ai donc utilisée telle quelle, de manière brute dans mon travail. 

     

    La démarche d’aujourd’hui est plutôt l’inverse ; c’est-à-dire que je travaille maintenant avec des tôles d’aluminium neuves. Ce qui me pousse à revisiter la tôle, c’est beaucoup plus dans le sens esthétique.  J’aime beaucoup graver sur la tôle pour la révéler. Aujourd’hui, je voulais aussi poncer la tôle pour encore accentuer sa présence dans le graphisme, dans la texture. C’est réellement ce qui m’a motivé. J’aime beaucoup le fait de changer la manière d’agir sur un support comme peindre avec un pinceau, graver, tailler… J’aime opérer dans les changements car cela me permet de rester moi-même mais de transformer mon esthétique de l’œuvre. Ce qui est vraiment nouveau dans la tôle aujourd’hui est le ponçage que j’exerce de manière intense ; je me suis rendu compte que la tôle est assez plane mais en subissant le ponçage, elle semble sortir de la surface. Les endroits où l’on agit semblent ressortir, créer du volume de manière naturelle. C’est ce constat qui m’a motivé à créer d’autres textures, d’autres formes de personnages. 

     

    Tu expérimentes sans cesse de nouveaux matériaux pour façonner et déstructurer la matière. Peux-tu nous parler un peu de ta pratique artistique et la manière dont tu travailles ces différents matériaux ?

     

    La pratique artistique part fondamentalement de quelque chose, d’une base, d’une manière de s’exprimer, de faire du graphisme, de mettre des couleurs. Je crois que chaque personne ou chaque artiste a son tempérament. Je passe d’un matériau à un autre de manière aisée, tout simplement. 

    Les dessins, les travaux sont beaucoup plus liés aux simples traits ou lignes alors que dans la peinture, je suis vraiment dans l’univers des couleurs, même si je reste monochrome. Mes gestes, certes, vont rester fondamentalement identiques mais quelque chose va s’opérer selon les contraintes du médium et peut-être de l’outil que j’ai entre les mains. 

     

    J’aime bien travailler selon mes humeurs sur tel ou tel matériau. Et même quand je travaille sur un même matériau, j’aime être dans des expérimentations. C’est à ce moment-là que je me sens vraiment en vie car j’ai plusieurs choses sous plusieurs angles. C’est pour cela que mes travaux sont souvent des séries dans des styles différents, sur des médiums différents… Je passe d’un matériau à un autre pour qu’il me révèle des choses. La tôle est vraiment l’expression de ce que je recherche. Je suis tout le temps dans l’envie d’interroger le matériau, la surface, selon la consistance et la quintessence de la matière. Je veux qu’elle réagisse à travers mon art. La tôle manifeste et décrit bien ma motivation. 

     

    L’un des thèmes qui revient souvent dans tes œuvres est l’urbain. Dans cette nouvelle exposition, tu allies la ville, son chaos, son bruit, son effervescence, mais aussi ses habitants qui sont au cœur de certaines toiles. Avec le Cercle Kapsiki fondé en 1998, votre objectif était d’introduire l’art dans la ville et maintenant c’est la ville que tu introduis à ton art. Est-ce une manière de présenter au public ta ville qui est Douala ?

     

    Oui c’est c’est une manière de montrer la façon dont je perçois la ville. A l’époque, au Cercle Kapsiki, notre préoccupation était de pouvoir nous exprimer d’abord ensemble en se tenant la main, en tant qu’amis, puis d’échanger. Du fait que l’environnement dans lequel nous vivions ne proposait pas assez de lieux pour montrer nos travaux, nous avions pensé que nous pouvions travailler ensemble pour nous exprimer et créer. Nous avons réalisé pas mal d’œuvres collectives. Cela nous amusait bien à l’époque de faire des choses ensemble. C’était aussi pour tester à quel point on pouvait s’entendre sur des sujets. Il y avait un respect mutuel entre nous et on savait écouter l’autre et trouver le point de vue collectif qui émerge incluant les idées de toutes les personnes présentes - que ce soit dans la création artistique ou l’harmonie dans laquelle on voulait fonctionner. 

     

    En dehors du travail collectif, artistique, nous avions aussi cette préoccupation de nous-mêmes inventer un lieu qui pouvait prendre part à des actions et puis, à travers des méthodes, inciter les gens (surtout les populations dans lesquelles nous vivions) à venir dans les expositions. En écoutant les gens, on avait l’impression qu’ils n’éprouvaient pas beaucoup d’intérêt envers les œuvres artistiques produites. C’est vrai que l’environnement africain est souvent très difficile, par la misère, la précarité mais, nous croyions que l’art pouvait faire changer les mentalités et que c’était dommage que nos proches ne comprennent pas notre art. Nous avons mis en place une façon de fonctionner qui consistait à monter un local à côté de chez Hervé Yamguen à New Bell, un quartier populaire. On voulait être proche d’Hervé mais aussi d’une population qui incarne la vie populaire. 

     

    L’autre volet était vraiment de mettre en place ce système qui ne consiste pas seulement à faire venir les gens mais d’aller vers eux. C’est-à-dire organiser des choses (des expositions) dans des lieux publics. Par exemple, le projet Hors les murs, un travail fait avec les jeunes de la rue pendant une semaine où il y avait des ateliers. Beaucoup d’œuvres ont été produites à partir des matériaux de récupération. Nous avons fait une grande installation sur un boulevard d’environ 500 mètres. Toute la nuit, nous avions accroché les œuvres que le public a découvertes au levée du jour. Nous avons impliqué consciemment ces enfants car ils étaient davantage disponibles et ils vivaient très souvent dans des situations très compliquées. Il y avait des mouvements que nous avions lancés. On pensait beaucoup à des concepts immatériels et on voulait faire voyager les gens en utilisant d’autres supports.

     

    Aujourd’hui, mon travail continue dans la réflexion sur l’humain et l’environnement dans lequel il vit. Je ramène l’homme à ma peinture. On s’exprime, on essaie de donner un sens à ce que l’on voit et de le partager avec les autres. Le fait qu’aujourd’hui je revienne à un travail architectural auquel j’intègre ces personnages, ce n’est qu’une continuité. C’était prévisible. J’ai beaucoup dessiné les gens, j’étais dans la figuration mais je continue d’explorer l’environnement en même temps, avec ces mêmes gens, car je trouve que tout cela est lié.

     

    Peux-tu nous parler de l’exposition Dans le bruit de la ville actuellement présentée à la galerie (jusqu’au 20 juin 2023) ? 

     

    On ne se rend pas compte, peut être car on le vit chaque jour, mais on entend les bruits des moteurs, des klaxons, des cris, les chants d’oiseaux. On ne se rend même pas compte qu’on vit au milieu d’un tas de ferrailles mobiles et immobiles et ce, en commençant dans la maison avec la machine à laver qui fait du bruit. Le bruit des voitures quand on sort, des motos, des machines, des cris, des paroles, des chants qu’on entend en côtoyant les gens. Il y a des gens dont le métier est lié à la circulation. J’ai voulu m’interroger sur tout cela. Plastiquement, on ne peut pas travailler dans le bruit sans avoir recours à tous les espaces lisses, durs, froids, chaleureux, colorés… Je joue avec cela. 

     

    J’ai choisi la tôle pour représenter ce côté métallique de la ville que nous vivons aujourd’hui. C’est pour cela que je mets des couleurs dessus, je gratte, j’essaie de retrouver la lumière en ponçant. La manière dont je grave dessus est motivée par l’envie que le public entende et sente le bruit du stylo graveur, qu’on entende le ponçage. J’espère que je parviens à le faire. Ce côté métallique que je dévoile dans mes peintures est comme un cri et j’espère que toute cette envie que j’avais quand je suis arrivé à la résidence s’est exprimée dans mes œuvres.

     

    L’œuvre L’Étreinte est très différente de ton travail habituel dont les toiles laissent souvent apparaître un enchevêtrement de lignes et de traits, d’un geste énergique et très intense. Cette nouvelle œuvre sur tôle présente une approche plus minimaliste. Est-ce une nouvelle orientation que tu souhaites exprimer ?

     

    Je dirais que c’est l’aboutissement de tous les questionnements que j’ai eus en arrivant ici, qui s’est opéré pendant ma résidence. Je suis un faiseur de choses qui aime penser que l’expression artistique part d’une envie de liberté. La liberté permet d’entrer dans un foisonnement d’expérimentations, dans une quête d’aboutissement de quelque chose d’épuré, de plus simple. Je suis arrivé à ne mettre que quelques lignes dans les dessins et à y voir plus clair, c’est pareil pour le métal. C’est l’ultime accomplissement de l’exploration du métal. Elle (la tôle) semble moins colorée car j’ai fait partir les couleurs. La tôle s’est ensuite imposée.

     

    Il y a une toile qui apparaît maîtresse dans l’exposition, il s’agit de Social Game. Que peux-tu nous dire sur cette œuvre ? 

     

    J’ai eu envie à un moment d’associer deux sujets que j’ai traités chacun sous forme de série. J’ai beaucoup travaillé sur les politiciens. Je suis un peu engagé dans mon travail, j’essaie de m’exprimer sur les événements qui se passent dans mon pays et même dans le monde. Je l’exprime, surtout quand il s’agit de politique, à travers des personnages que j’ai imaginés. Ce sont les politiciens en uniforme rayé. Pour moi la rayure est le raffinement. J’ai grandi en pensant que les lignes sur les vêtements expriment le raffinement et la grandeur. Les hommes de pouvoir sont en quête de grandeur, peut-être même qu’elle (la grandeur) les trouve. Je suis interpellé par la situation traversée par certains pays à cause des attitudes pas très correctes de nos dirigeants qui amassent de l’argent, détournent, empêchent le développement au niveau de la santé, l’école…

     

    Je travaille donc en série, parfois de manière répétitive mais je fais l’effort de changer les situations. Je m’en sors car il y a tellement de situations qui, malgré la gravité, peuvent être tournées à l’humour. Quand la situation est très grave, parfois, le seul moyen d’en parler est d’en rire, on en parle avec dérision. C’est pour cela que j’aime les mimiques, les grands gestes. Surtout que les politiciens très souvent ne font pas tout ce qu’ils disent une fois élus. Le plus ridicule est qu’au moment des élections, les mêmes gens ressortent les mêmes discours. Pour passer, ils corrompent les gens, les habitants. C’est pour cela que mon travail est chargé d’humour.

     

    Dans Social Game, tu mêles les politiciens aux habitants. Pourquoi ? 

     

    Social Game est un mélange car j’ai beaucoup travaillé sur la question du conflit au nord-ouest du Cameroun et j’ai pensé que le déracinement est le point le plus grave dans ce problème ; c’est-à-dire les gens qui se déplacent et quittent leurs terres. Je voulais m’exprimer là-dessus. Il y a beaucoup de personnages, de foules dans des situations d’exil, même statiques, qui sont désemparés comme dans nos villes. J’ai voulu mettre la précarité, la misère et les situations terribles des gens dans ma peinture, les faire cohabiter (avec les politiciens). On sent dans la peinture la tension qu’il y a dans les regards, les attitudes des gens déprimés et les grands gestes des politiciens qui les côtoient mais qui ne les écoutent pas.